Vendredi - Marseille - MuCEM* – Dans le dédale des collections, occultés par des moucharrabiehs -ombre et lumière- les visiteurs déambulent, chuchotent, de temps à autres des exclamations - vite étouffées - réminiscences des complots des favorites du sérail pour le pouvoir.
Soudain, branle-bas de combat : dans les bureaux, les téléphones se mettent à vibrer les uns après les autres.
“Le Directeur des Relations Internationales veut vous voir IMMEDIATEMENT en salle de réunion !!”
Les feuillets volent, chacun se hâte de trouver, qui un stylo, l'autre un Ipad, portable, bloc, selon son style...
Avec ses collègues, Jean se précipite. Ils sont déjà nombreux, directeur inclus.
“Je vous en prie, asseyez-vous ! Tout le monde est là ? On ne perd pas de temps... Je vous explique. Je viens d'avoir le Ministère, le Directeur de Cabinet, sur ordre de la Présidence. Nous sommes mandatés pour organiser une exposition itinérante, le thème : “Les liens entre Méditerranée Orientale et Occidentale”, notre cible en particulier, la Turquie. En toile de fonds, un immense marché pour les entreprises françaises, je vous entends déjà “que fait-on là dedans ?”. Je vous rappelle que nous vivons une crise sans précédents, tous les moyens sont bons pour démontrer aux autorités turques, que ces relations bilatérales ont cours depuis longtemps. Bref, trouvez-moi un fil conducteur. Nul besoin de vous rappeler qu'évidemment nous jouons là nos prochaines subventions... Donc, vos postes, vos promotions... Nous avons six mois pour tout mettre en place date à laquelle le Président sera en visite officielle en Turquie. Des questions ?... Non... alors à vous de jouer !”
Voilà qui tombe mal pour Jean, c'est aujourd'hui l'inauguration du Festival International du Cirque de la Seyne-sur-Mer. Impossible d'annuler.
Habituellement, une telle exhibition s'organise une, voire deux années à l'avance, cette fois, on leur impose un temps restreint, sûrement un budget du même acabit. Il n'y a pas si longtemps, la Culture avait encore le vent en poupe, désormais la voilà parent pauvre des portefeuilles ministériels et, de ce fait, les places les plus intéressantes deviennent Veau d'Or.
Heureusement, les embouteillages ne sont pas encore à leur summum, ni à Marseille, ni à l'approche de Toulon. Le GPS le fait passer par le Fort Balaguier, cet ancien veilleur de la Grande Rade, transformé en musée. Il longe la baie du Lazaret, il est surpris : un peu désuète, mal entretenue, des bateaux en souffrance, comme délaissée... Pourtant, le spectacle est merveilleux aujourd'hui, un temps calme, la mer d'huile, comme un miroir qui reflète le ciel. Il aperçoit les chapiteaux au loin, cinq minutes et il arrive.
Sa visite ne s'est pas éternisée, du clinquant, comme souvent dans ces réceptions, une perte de temps. Il s'arrête au petit port de St Elme - le temps d'avaler un sandwich - admire les Deux Frères, gardiens des Sablettes et de sa longue plage de sables blancs. Il reprend la route de la côte, les parcs de conchyliculture avec leurs cabanons perchés sur l'eau...
Un détail l'a intrigué tout à l'heure mais le temps pressait : quel est ce bâtiment sur sa gauche ? De facture néo-mauresque, avec ses arcs et ses céramiques ? Les paroles du Directeur l'obsèdent-il à ce point ? Les peintures défraîchies, de la rouille sur les grilles, une plaque, un nom presque effacé... Un panneau, UNIVERSITE DE LYON... Surprenant.... mais, oui, ses années de fac lui reviennent tout à coup, il se rappelle avoir assisté à une conférence : un mécène - il y a un siècle environ, écologiste avant l'heure -, crée cet Institut de Biologie Marine dédié à la recherche sur les planctons. Il avait été surpris par ce destin...Celui d'un bâtisseur...
“Vite je rentre...”.
A peine arrivé, il allume son ordinateur, le temps lui semble long avant qu'il puisse accéder à internet... puis taper “M.I.C.H...”... Un bruit de clefs, sa Belle, elle abandonne sa veste sur un fauteuil :
“Salut, dis ! Déjà là ? Bien passée la journée ?”
- Hum, hum... marmonne Jean accaparé par son enquête.
- D'accord... Je te laisse à tes occupations !
- Désolé ma Chérie, fait-il en l'embrassant rapidement. Un boulot qui me tombe dessus, un truc énorme... La Présidence, une expo, pas de temps à perdre et là... le hasard.... j'ai peut-être trouvé... cela peut nous donner des opportunités, si je me débrouille bien...
- Ok, je comprends, encore un week-end fichu... J'appelle les copines, je vais me faire un ciné ! Ne t'inquiètes pas !! Ton JOB avant tout ! Fait-elle d'un air narquois.
- Oh Suzie ! N'embrouille les choses s'il te plaît !”. La porte claque.
Tant mieux, finalement, il a besoin d'être seul, il est excité, il adore : chercher, encore et encore, toujours plus loin, émettre des hypothèses, collecter des éléments, c'est ce qu'il aime. Depuis longtemps, il n'avait pas ressenti autant d'intérêt pour son travail. Finalement, il aurait dû persévérer dans la recherche... Il était fait pour ça... Regrets.
Lundi – MuCEM – Le Directeur lui accorde un entretien à 14 heures.
Encore une matinée à parfaire ses investigations, planifier son exposé, il ne doit pas gâcher la pépite qu'il tient entre ses mains. Une merveille.
Surpris par la motivation de cet employé, le patron l'écoute avec sollicitude. A 18h, la secrétaire passe la tête :
“Chef, je m'en vais ! Vous n'avez besoin de rien ?
- Demain matin à la première heure, appelez le Ministère, prenez rendez-vous avec le Directeur de Cabinet, réservation de TGV, enfin, vous savez... Jean sera avec moi !
- Ce sera fait, répond stupéfaite la jeune femme”.
Mercredi - Paris – Ministère de la Culture – Jean n'a pas beaucoup dormi, il est impressionné, l'angoisse l'étreint. Ce qui l'aide : se dire que son héros l'a précédé, qu'il a lui aussi couru les Ministères, frappé aux portes, obtenu des recommandations. Il a su démontrer son, ses projets devant les plus hautes instances, les a même devancées et il a réussi alors pourquoi pas lui, Jean ?
Cette occasion est trop belle, il l'espère depuis si longtemps ! Il vient déjà de réaliser l'un de ses souhaits les plus chers : intégrer un musée à vocation nationale voire européenne, malgré des études et un parcours atypiques du fait de son origine sociale. Son rêve le plus fou : participer au rayonnement culturel français à l'étranger, c'est ce qui le stimule. L'influence de son enfance outremer - sans nul doute - avant un retour en métropole à l'adolescence – une déchirure. Il ne soutient pas son projet, c'est celui-ci qui le pousse, comme si l'énergie déployée par Marius MICHEL n'en avait pas fini par-delà les années...
Fin 19e – La Corne d'Or – Istambul - Une petite armada quitte l'estuaire, fumées au vent, escortée par le yacht «Elodie» et son capitaine. Ils laissent derrière eux Topkapi, Sainte-Sophie, la chaleur, les senteurs lourdes des épices et narguilés. Cap à l'Ouest.
Loup des mers – de la Méditerranée à la Mer Rouge - Marius MICHEL a su imposer son savoir-faire auprès des autorités française et ottomane pour édifier des centaines de phares sur ces côtes, au nez et à la barbe des anglais.
Alors qu'il vogue vers son pays natal, il vient d'être nommé Bey des Beys** par le Sultan. Il destine cette escouade de steam-boats - construits par les chantiers de la Sublime Porte - à l'Oeuvre de sa vie, une inspiration lumineuse, flamboyante : une station balnéaire.
Son originalité, une reproduction du Bosphore : une ville où se mélangent - en un désordre délicieux et cosmopolite – une centaine de villas toscanes, chalets suisses, palais stambouliotes, manoirs anglais et petits immeubles cossus. Les promeneurs ébahis découvrent au détour d'une rue, une pagode ! Des casinos, des grands hôtels bâtis au plus près du débarcadère permettent l'accueil de voyageurs de toutes nationalités.
En arrière-plan, une entrée monumentale - défendue par deux lions de bronze défiant la Méditerranée-, ouvre sur un parc exotique de plusieurs hectares. Le château du Pacha, avec sa tour ottomane et sa coupole, surplombe l'ensemble ; les plus hautes personnalités aiment à y être reçues, d'autant que le climat est idéal.
En moins de vingt ans, Michel PACHA va totalement remodeler un paysage où il n'y avait auparavant qu' une piste de terre qui sillonnait entre collines de chênes verts et marécages.
Une corniche sur laquelle circule un omnibus désenclave enfin ce fond de rade alors que le creusement d'un chenal permet la navigation de ces curieuses embarcations : Le “Stamboul”, l'“Eclair”, le “Petit Manteau” sont à l'approche. Le port qui s'offre à eux, avec ses nombreuses jetées de bois, leur rappellent les Echelles du Levant ; les voilà chez eux ; ils vont devenir populaires, indispensables, la baie de Saint-Mandrier va désormais grouiller d'une intense activité commerciale et touristique.
D'abord insensible au discours de ce provincial, le Directeur de Cabinet se fait plus attentif, “après tout, ne serait-ce pas là l'élément qu'il leur faut pour séduire les Turcs ?” Cet homme qui raconte, le fascine - autant qu'il l'insupporte-, on le sent animé par la vie de son héros comme s'il avait lui aussi côtoyé Napoléon III, le Sultan et tant d'autres.
Alors que Jean termine son récit en regrettant la disparition de cet éden, le Directeur sort de sa réflexion et d'un air hautain, l'interrompt :
“Voyez-vous Cher Ami, votre exposé n'est pas inintéressant... Néanmoins, l'Attaché Culturel à Ankara, un jeune homme brillant par ailleurs, m'a présenté une idée, qui, sans vouloir vous offenser, s'accorde mieux aux désirs de la Présidence. Soyez-sûr que nous retiendrons votre implication, je m'en tiens garant. Au plaisir de vous revoir, mon Ami.”.
L'hiver suivant – Villa Tamaris Pacha, Centre d'Art – La Seyne-sur-Mer – Assis derrière un large guichet, le cheveu gras, le visage rougeaud, bouffi, les yeux cernés, Jean anéanti, rumine. Il attend le visiteur – rare - et regarde sans la voir une affiche riche en couleurs :
«OMBRES ET LUMIERES SUR PORT TAMARIS,
UN REVE EVANOUI».
* MuCEM : Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée
** Bey des Beys :suprême distinction honorifique de l'Empire ottoman