Atelier d'écriture du Pont du Las
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Atelier d'écriture du Pont du Las

Cet atelier est animé par Franck Schmid à la médiathèque du Pont du Las à Toulon.
 
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 Cicatrices.

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4 participants
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BRUNO

BRUNO


Messages : 50
Date d'inscription : 09/02/2014
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Localisation : TOULON

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MessageSujet: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyMer 14 Mai - 12:01

Et voilà, je me lance. J'attends comme d'habitude vos réactions avec impatience. Le choix du sujet ne m'a pas permis d'éviter les notes de bas de page. Les férus d'histoire n'en auront pas besoin, moi si !! J'ai appris beaucoup pour produire cette fiction.


Bientôt l'obscurité.
L'ombre n'affecte pas la mémoire. Elle apaise mes yeux, tente de museler mes insomnies mais reste incapable de m'apporter l'oubli. L'image subsiste, rémanence d'une époque heureuse, du jour au lendemain transformée en enfer.
Même si je n'en distingue plus que le contour rectangulaire dans le contre-jour, le cadre est bien là et chaque grain de la photo m'est familier. Plus familier que ce reflet dans le miroir, ce visage flasque, tacheté, rendu grisâtre par la maladie et le laminage du temps. Si je n'en avais besoin pour me raser, je bannirai de ma demeure glaces, psychés et trumeaux pour ne plus sursauter chaque matin à la découverte des nouveaux méfaits de Chronos.
Le tirage en noir et blanc a pénétré ma peau. Par une alchimie diabolique, il a imprimé d'abord sur mes rétines puis au plus profond de mon esprit son empreinte de douleur. Une cicatrice mentale. Mal suturée, elle s'est boursoufflée, compromise, et a signé avec le cerveau sain un pacte faustien. Le vieillissement cérébral ou un de ses avatars sénescents, maladie d'Alzeihemer ou de Parkinson pourraient jouer les chirurgiens mémoriels et extraire cette tumeur maligne et ligneuse mais j'en doute. Tout comme le vieillissement cutané échoue à gommer les stigmates d'une plaie mal soignée, la dégénérescence sénile achoppera à l'effacement du souvenir de mon infamie.
J'ai conservé le vieux Rolleiflex, il doit être dans un carton au grenier. Il finira à la poubelle ou dans la vitrine d'un collectionneur. Quand je disparaitrai... Disparaître ? On croirait un tour de magie dit ainsi. Pourtant c'est bien de la mort qu'il s'agit. Elle aussi trône sur mon bureau, une chope en forme de crâne avec une inscription gravée de part et d'autre de sa base : « L 'enfer. » Je ne me souviens pas d'où provient cette horreur. Elle a un jour trouvé sa place à côté de la photo. La mort sourit, elle n'a plus guère le choix que d'exhiber sa dentition. L'enfant sur l'image lui n'exprime ni joie ni tristesse. Il me fixe. J'ai actionné le déclencheur par réflexe au moment où il me tendait une pastèque. Son père, en prévision du voyage lui avait confectionné un maigre baluchon et ce cucurbitacée, riche en eau et en sucre.
L'image est floue sur son contour, le ciel brulé par la surexposition. Par contre l'adolescent est parfaitement distinct. Il a la peau très sombre de ces peuples Tamouls, ses cheveux sont raides hirsutes et son regard de charbon me transperce jusqu'au cœur. Il a les bras tendus, cette fameuse pastèque dans les mains. Cette image est la seule survivante argentique des tirages que j'ai fait ce 16 juillet 1954 à Mahé (1). Le lendemain nous quittions pour toujours ce comptoir des Indes.
Je suis arrivé là bas en 1948 avec Joëlle, mon épouse et notre enfant unique, Jacques alors âgé de 10 ans. J'y ai pris un poste d'instituteur. Ce comptoir des Indes, troublé par des velléités d'indépendances avait vu fuir bon nombre de ses colons. En pénurie de fonctionnaire, l'état français avait accepté illico ma demande de mutation. A cette époque, Mahé attirait surtout les aventuriers avides de profits rapides et effrayait le bourgeois. J'étais naïf et j'avais sous-estimé l'instabilité politique du pays. Nous cherchions l'exotisme, le dépaysement. En un sens la situation dépassa nos attentes.
Lorsque Joëlle et moi avions invité tour à tour les cinq gendarmes, il ne nous restait plus qu'à espérer que les goélettes ne nous amènent de nouvelles têtes. Les autres Français sur place, administrateurs, hommes d'affaire, trafiquants d'or ou de devises appartenaient à des catégories sociales inaccessibles à un simple instituteur. Bien sûr, pour tromper leur ennui, les notables organisaient sans cesse des fêtes et réceptions auxquelles nous étions invités mais nos pôles d'intérêts divergeaient trop de cette faune pour que des liens se tissent. Nos sociétés se contentaient d'une porosité surfacique.
En conséquence, notre fils ne côtoyait-il quasiment que des indigènes, des enfants de domestique comme Kemal, le fils d'Ali notre homme à tout faire. Il ne fallut pas plus de 6 mois pour que Jacques ne se transforme en un vrai petit sauvage et que ces deux là ne deviennent inséparables. Notre fils adopta le frère que nous ne parvenions pas à lui donner.
Mon Rolleiflex m'accompagnait partout. Un jour, ivre de douleur, j'ai brûlé des centaines de photos de ces jours heureux : le port et ses pêcheurs, les excursions sur la rivière Mahé ou les pique-nique au mont Kallayi. Et toujours Jacques et Kémal, courant, riant, nageant. Tous deux sur la balancelle du jardin sous les bougainvilliers, à vélo dans les ruelles de Mahé. Souvent Ali et son épouse, Anusha nous accompagnaient dans nos sorties. Ces mélanges ne passaient pas inaperçus. Les parents de mes quelques élèves européens se risquaient parfois à un commentaire indiscret et de son côté, la communauté Tamoul voyait d'un mauvais œil qu'Ali fréquente des colons.
Ainsi vinrent les temps difficiles, les violences, les pressions. Ali réprouvait l'idée du rattachement à l'Inde. Il adorait la France, détestait le régime de Nerhu voulait que son fils étudie le Français et devienne médecin. Je le mettais en garde sur la faiblesse de la position Française en Inde et dans ses colonies en général. L'influence de Mendès France, favorable à la décolonisation grandissait. Qu'arriverait-il s'il accédait au pouvoir (2) ?
En mars 1953, Pondicherry (3) et Karikal (4) furent bloqués par des barbelés. Le climat insurrectionnel à Mahé bascula quand la police indienne imposa à la ville un blocus. Tous les européens furent soumis à d'incessants rackets et humiliations. J'eus peur pour ma famille mais Joëlle refusait de me laisser seul sur place et l'administration me conseillait de patienter. La situation devint insupportable quand en janvier 1953 l'Inde interrompit la fourniture d'électricité. Ali nous procura un générateur mais nous ne pouvions obtenir du carburant qu'à un prix prohibitif. L'année suivante les violences s'intensifièrent, nos voisins, un couple d'Anglais chargèrent leurs affaires sur un cargo et s'enfuirent.
Ce 16 juillet 1954, après une nuit d'émeutes, Ali nous adjura de partir et me supplia d'emmener avec nous en France son fils Kemal. Lui resterait dans son pays, il protégerait sa femme garderait la maison pour la sauvegarder des pilleurs. Il chargea nos malles sur des mules et nous nous rendîmes jusqu'au port sous les huées des indépendantistes, dans l'indifférence des policiers indiens. Armés de bâtons, de piques et de machettes, les insurgés nous bousculaient, nous insultaient, nous crachaient dessus. Nous étions terrorisés. Au port un navire battant pavillon tricolore nous attendait. Nous apprîmes par la suite que le Liberty-ship (5) Granville avait été détourné de la débâcle d'Indochine (6) pour évacuer les Français de Mahé. Longtemps les paroles de son commandant hantèrent mes nuits : « Pas question que ce macaque monte sur mon cargo ! » J'eus beau hurler, menacer, rien n'y fit. Seul maître à bord, l'officier ne dérogerait pas aux ordres : « Uniquement les européens. » Il fallut enfermer Jacques dans sa cabine trois jours pour l'empêcher de se jeter à l'eau. Quand à Joëlle, elle fit une crise d'hystérie et je dus la contraindre à embarquer.
Ce jour marqua le début de ma solitude. Joëlle, sitôt de retour en France exigea le divorce et partit vivre aux Antilles avec Jacques. Je ne les revis jamais. Quand à moi, je fis des recherches pour retrouver Ali et les siens. En aout 1954, huit familles pro-françaises furent assassinées lors du pillage de villas de colons. Je n'ai pas retrouvé Kemal. Il n'en subsiste nulle trace, hormis cette photo dans ce cadre dont la peinture s'effrite sous les doigts.


1. Mahé : Ville sur la cote sud-ouest de l'Inde. Ancien « Etablissement Français de l'Inde » acquis son rattachement à l'Union Indienne le 13 juin 1954, mais le traité ne sera ratifié sous De Gaulle qu'en aout 1962.

2. Pierre Mendès France est nommé Président du Conseil par René Coty en juin 1954.

3. Pondicherry : Ville sur la côte sud-est de l'Inde. Ancien « Comptoir Français de l'Inde ». Son rattachement à la France est prévu par Mendès France en mai 1956 dans un traité qui ne sera ratifié par le Parlement sous De Gaulle en aout 1962.

4. Karikal : Ville du territoire de Pondicherry.

5. Liberty-ship : A la fin de la 2de guerre mondiale, les USA vendirent aux Européens des navires de guerre, pour les aider à se reconstituer une flotte de défense. Le Granville fut alloué par l'état Français à la Compagnie nantaise des Chargeurs de l'Ouest.

6. Débâcle d'Indochine : Après la bataille de Dien Bien Phu le 16 mai 1954, commença l'évacuation des soldats civils et prisonniers français d'Indochine.
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Franck




Messages : 115
Date d'inscription : 30/10/2013
Localisation : Toulon

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MessageSujet: Re: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyJeu 15 Mai - 8:47

Tu as passé encore une étape avec ce texte où tu as su aménager une dramatique qui se développe crescendo jusqu’à cette fin qui est l’aboutissant d’une vie.
Voilà cette photo à jamais marquée d’un passé, d’une existence.
J’ai trouvé également que le vocabulaire était riche, à la limite de l’excès, que pour moi, tu n’as pas franchi.
Le style employé, l’atmosphère très bien recréée, nous portent jusqu’à la fin avec beaucoup de plaisir.
Je trouve que c’est un des textes les plus aboutis que tu as produit.
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cathy genest




Messages : 33
Date d'inscription : 03/11/2013

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MessageSujet: Re: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyJeu 15 Mai - 10:53

He ben, dis donc, quel travail de recherche, en effet!
Mais j'avais cru comprendre qu'il fallait faire "parler" les objets; moi, j'ai pris la consigne au premier degré(!) et mon narrateur est donc l'objet. Ce qui donne des pensées anthropomorphiques à un bout de métal et devient un peu ridicule. En plus, au lieu du plutôt noir habituel je verse dans le rose Barbie, mon Barbe Bleue était trash, à côté!
Je ne vais donc pas le mettre avant sur le forum, Franck est capable de me dire de tout recommencer et pour demain, c'est matériellement impossible!
A demain donc et bravo à toi!
Cathy
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Franck




Messages : 115
Date d'inscription : 30/10/2013
Localisation : Toulon

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MessageSujet: Re: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyJeu 15 Mai - 11:10

Les deux étaient possibles. Voir sur le forum Atelier 12.
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cyril




Messages : 7
Date d'inscription : 22/03/2014

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MessageSujet: Re: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyLun 2 Juin - 12:26

J'ai adoré ce texte, mais, par pitié, saute des lignes !
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BRUNO

BRUNO


Messages : 50
Date d'inscription : 09/02/2014
Age : 60
Localisation : TOULON

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MessageSujet: Re: Cicatrices.   Cicatrices. EmptyLun 2 Juin - 13:24

Bientôt l'obscurité.

L'ombre n'affecte pas la mémoire. Elle apaise mes yeux, tente de museler mes insomnies mais reste incapable de m'apporter l'oubli. L'image subsiste, rémanence d'une époque heureuse, du jour au lendemain transformée en enfer.

Même si je n'en distingue plus que le contour rectangulaire dans le contre-jour, le cadre est bien là et chaque grain de la photo m'est familier. Plus familier que ce reflet dans le miroir, ce visage flasque, tacheté, rendu grisâtre par la maladie et le laminage du temps. Si je n'en avais besoin pour me raser, je bannirai de ma demeure glaces, psychés et trumeaux pour ne plus sursauter chaque matin à la découverte des nouveaux méfaits de Chronos.

Le tirage en noir et blanc a pénétré ma peau. Par une alchimie diabolique, il a imprimé d'abord sur mes rétines puis au plus profond de mon esprit son empreinte de douleur. Une cicatrice mentale. Mal suturée, elle s'est boursoufflée, compromise, et a signé avec le cerveau sain un pacte faustien. Le vieillissement cérébral ou un de ses avatars sénescents, maladie d'Alzeihemer ou de Parkinson pourraient jouer les chirurgiens mémoriels et extraire cette tumeur maligne et ligneuse mais j'en doute. Tout comme le vieillissement cutané échoue à gommer les stigmates d'une plaie mal soignée, la dégénérescence sénile achoppera à l'effacement du souvenir de mon infamie.

J'ai conservé le vieux Rolleiflex, il doit être dans un carton au grenier. Il finira à la poubelle ou dans la vitrine d'un collectionneur. Quand je disparaitrai... Disparaître ? On croirait un tour de magie dit ainsi. Pourtant c'est bien de la mort qu'il s'agit. Elle aussi trône sur mon bureau, une chope en forme de crâne avec une inscription gravée de part et d'autre de sa base : « L 'enfer. » Je ne me souviens pas d'où provient cette horreur. Elle a un jour trouvé sa place à côté de la photo. La mort sourit, elle n'a plus guère le choix que d'exhiber sa dentition. L'enfant sur l'image lui n'exprime ni joie ni tristesse. Il me fixe. J'ai actionné le déclencheur par réflexe au moment où il me tendait une pastèque. Son père, en prévision du voyage lui avait confectionné un maigre baluchon et ce cucurbitacée, riche en eau et en sucre.
L'image est floue sur son contour, le ciel brulé par la surexposition. Par contre l'adolescent est parfaitement distinct. Il a la peau très sombre de ces peuples Tamouls, ses cheveux sont raides hirsutes et son regard de charbon me transperce jusqu'au cœur. Il a les bras tendus, cette fameuse pastèque dans les mains. Cette image est la seule survivante argentique des tirages que j'ai fait ce 16 juillet 1954 à Mahé (1). Le lendemain nous quittions pour toujours ce comptoir des Indes.

Je suis arrivé là bas en 1948 avec Joëlle, mon épouse et notre enfant unique, Jacques alors âgé de 10 ans. J'y ai pris un poste d'instituteur. Ce comptoir des Indes, troublé par des velléités d'indépendances avait vu fuir bon nombre de ses colons. En pénurie de fonctionnaire, l'état français avait accepté illico ma demande de mutation. A cette époque, Mahé attirait surtout les aventuriers avides de profits rapides et effrayait le bourgeois. J'étais naïf et j'avais sous-estimé l'instabilité politique du pays. Nous cherchions l'exotisme, le dépaysement. En un sens la situation dépassa nos attentes.

Lorsque Joëlle et moi avions invité tour à tour les cinq gendarmes, il ne nous restait plus qu'à espérer que les goélettes ne nous amènent de nouvelles têtes. Les autres Français sur place, administrateurs, hommes d'affaire, trafiquants d'or ou de devises appartenaient à des catégories sociales inaccessibles à un simple instituteur. Bien sûr, pour tromper leur ennui, les notables organisaient sans cesse des fêtes et réceptions auxquelles nous étions invités mais nos pôles d'intérêts divergeaient trop de cette faune pour que des liens se tissent. Nos sociétés se contentaient d'une porosité surfacique.

En conséquence, notre fils ne côtoyait-il quasiment que des indigènes, des enfants de domestique comme Kemal, le fils d'Ali notre homme à tout faire. Il ne fallut pas plus de 6 mois pour que Jacques ne se transforme en un vrai petit sauvage et que ces deux là ne deviennent inséparables. Notre fils adopta le frère que nous ne parvenions pas à lui donner.

Mon Rolleiflex m'accompagnait partout. Un jour, ivre de douleur, j'ai brûlé des centaines de photos de ces jours heureux : le port et ses pêcheurs, les excursions sur la rivière Mahé ou les pique-nique au mont Kallayi. Et toujours Jacques et Kémal, courant, riant, nageant. Tous deux sur la balancelle du jardin sous les bougainvilliers, à vélo dans les ruelles de Mahé. Souvent Ali et son épouse, Anusha nous accompagnaient dans nos sorties. Ces mélanges ne passaient pas inaperçus. Les parents de mes quelques élèves européens se risquaient parfois à un commentaire indiscret et de son côté, la communauté Tamoul voyait d'un mauvais œil qu'Ali fréquente des colons.

Ainsi vinrent les temps difficiles, les violences, les pressions. Ali réprouvait l'idée du rattachement à l'Inde. Il adorait la France, détestait le régime de Nerhu voulait que son fils étudie le Français et devienne médecin. Je le mettais en garde sur la faiblesse de la position Française en Inde et dans ses colonies en général. L'influence de Mendès France, favorable à la décolonisation grandissait. Qu'arriverait-il s'il accédait au pouvoir (2) ?

En mars 1953, Pondicherry (3) et Karikal (4) furent bloqués par des barbelés. Le climat insurrectionnel à Mahé bascula quand la police indienne imposa à la ville un blocus. Tous les européens furent soumis à d'incessants rackets et humiliations. J'eus peur pour ma famille mais Joëlle refusait de me laisser seul sur place et l'administration me conseillait de patienter. La situation devint insupportable quand en janvier 1953 l'Inde interrompit la fourniture d'électricité. Ali nous procura un générateur mais nous ne pouvions obtenir du carburant qu'à un prix prohibitif. L'année suivante les violences s'intensifièrent, nos voisins, un couple d'Anglais chargèrent leurs affaires sur un cargo et s'enfuirent.

Ce 16 juillet 1954, après une nuit d'émeutes, Ali nous adjura de partir et me supplia d'emmener avec nous en France son fils Kemal. Lui resterait dans son pays, il protégerait sa femme garderait la maison pour la sauvegarder des pilleurs. Il chargea nos malles sur des mules et nous nous rendîmes jusqu'au port sous les huées des indépendantistes, dans l'indifférence des policiers indiens. Armés de bâtons, de piques et de machettes, les insurgés nous bousculaient, nous insultaient, nous crachaient dessus. Nous étions terrorisés. Au port un navire battant pavillon tricolore nous attendait. Nous apprîmes par la suite que le Liberty-ship (5) Granville avait été détourné de la débâcle d'Indochine (6) pour évacuer les Français de Mahé. Longtemps les paroles de son commandant hantèrent mes nuits : « Pas question que ce macaque monte sur mon cargo ! » J'eus beau hurler, menacer, rien n'y fit. Seul maître à bord, l'officier ne dérogerait pas aux ordres : « Uniquement les européens. » Il fallut enfermer Jacques dans sa cabine trois jours pour l'empêcher de se jeter à l'eau. Quand à Joëlle, elle fit une crise d'hystérie et je dus la contraindre à embarquer.

Ce jour marqua le début de ma solitude. Joëlle, sitôt de retour en France exigea le divorce et partit vivre aux Antilles avec Jacques. Je ne les revis jamais. Quand à moi, je fis des recherches pour retrouver Ali et les siens. En aout 1954, huit familles pro-françaises furent assassinées lors du pillage de villas de colons. Je n'ai pas retrouvé Kemal. Il n'en subsiste nulle trace, hormis cette photo dans ce cadre dont la peinture s'effrite sous les doigts.


1. Mahé : Ville sur la cote sud-ouest de l'Inde. Ancien « Etablissement Français de l'Inde » acquis son rattachement à l'Union Indienne le 13 juin 1954, mais le traité ne sera ratifié sous De Gaulle qu'en aout 1962.

2. Pierre Mendès France est nommé Président du Conseil par René Coty en juin 1954.

3. Pondicherry : Ville sur la côte sud-est de l'Inde. Ancien « Comptoir Français de l'Inde ». Son rattachement à la France est prévu par Mendès France en mai 1956 dans un traité qui ne sera ratifié par le Parlement sous De Gaulle en aout 1962.

4. Karikal : Ville du territoire de Pondicherry.

5. Liberty-ship : A la fin de la 2de guerre mondiale, les USA vendirent aux Européens des navires de guerre, pour les aider à se reconstituer une flotte de défense. Le Granville fut alloué par l'état Français à la Compagnie nantaise des Chargeurs de l'Ouest.

6. Débâcle d'Indochine : Après la bataille de Dien Bien Phu le 16 mai 1954, commença l'évacuation des soldats civils et prisonniers français d'Indochine.
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