Le temps se fige dans le hall de gare. Lucie tire son petit garçon par le bras.
- prends aussi ta sœur lui crie maman.
Je ne veux pas. Je veux rester. Maman me pousse. Lucie prend des allers simples.
Une fumée âcre me pique les yeux et roule dans ma gorge.
Le train entre en gare. Maman a disparu.
- monte hurle ma sœur.
Je serre la main de Jean. Il s’y cramponne.
Le troisième wagon est plein comme un œuf.
- avance ordonne Lucie. Nous paierons un supplément.
Il fait chaud. La porte se ferme. Le train devient mon refuge.
Sur le sol : des sacs de toile, des valises, des femmes, des enfants blottis contre leur mère.
Les femmes se mettent à parler, à raconter sans s’écouter.
Je sombre dans le noir. Ce long tunnel apaise ma frayeur. Je ferme les yeux.
Je rêve : La vague brune a disparu.
Quand je sors du tunnel : la vague me submerge.
Je sais maintenant qu’on ne peut pas rêver quand on a peur.
Le train s’étire. La locomotive siffle.
Si je penche la tête sur le côté, la ville s’éloigne et la campagne apparaît. Elle est verte. Les arbres sont alignés comme des soldats de plomb. Ils défilent. Lentement.
Un vieux monsieur se blottit dans un vieux manteau gris. Calée entre ses pieds, une valise en carton bouilli tressaute.
- dis, pourquoi il tremble le monsieur chuchote Jean.
Je ne réponds pas.
La gueule sombre d’un tunnel : Je m’y engouffre. Je veux qu’il soit long. Très long. Je peux pleurer sans retenue.
Je comprends mieux maman, même si je peste encore.
- tu me manques maman.je ne sais plus qui je suis. J’ai mal à ton absence.
Retour vers la lumière. Jean me presse la main :
- le monsieur, il dort. Il n’a plus de manteau. Sa valise a disparu.
Le menton de ma sœur tremble. Mais elle ne pleurera pas. Pas devant nous.
Le soleil glisse. Un bruit d’ailes surgit d’on ne sait où.
Se faire tout petit, s’effacer, baisser les yeux, devenir invisible.
Dieu que c’est bruyant un battement d’ailes dans ce lourd silence.
Puis du feu, des cris. Le train oscille à chaque tournant. Je ne vois plus le troisième wagon.
Les mères se couchent sur leur enfant.
Lucie est allongée. La tête de Jean dépasse de sa jupe.
- et moi, moi, je n’ai personne à protéger.
Les roues métalliques de la locomotive grincent et se bloquent devant un autre gouffre noir.
Nous descendons. L’écho de nos voix dans ce tunnel nous effraie. Vite. Sortir de l’obscurité.
Déguerpir.
Je perds une chaussure. Une main énergique m’entraine……